Un moment de coquelicot
Lorsque j'étais petit, l'institutrice me "reprenait" toujours. Mais non, Joseph, on ne dit pas "cloclicot". Pourtant, je trouvais ça beau, la manière dont je prononçais le mot. À l'époque, i ly en avait des milliers au milieu des champs de blés. Le matin, j'allais les regarder s'ouvrir. Je savais que, le soir, ils seraient déjà morts. Mais j'étais impatient. J'aimais les ouvrir doucement. Tout doucement. J'aimais la soie de leur pétales cachés, les plis attendant de s'ouvrir. Il y avait des cloclicots, des hirondelles et des mésanges. Et puis aussi des pinsons, des bergeronnettes. Des chardonnerets et d'autres oiseaux aussi.
Evidemment, à l'époque, mes petits doigts de quatre ans ne savaient rien, ne savaient pas que les filles, les femmes avaient autre chose que le chardon d'entre mes jambes. Sinon, j'leur aurais dit "laisse-moi voir ton conquelicot".
C'est une fleur étrange, qui ne vit qu'un seul jour. Devant laquelle on a toujours des doigts de quatre ans. Que l'on soit dans un champ âgé de vingt ans, trente, cinquante ou cent ans. On s'en fiche...
On sait qu'à midi, la fleur sera rouge et morte au coucher du soleil. On sait qu'à cinquante ans, pour diverses raisons, on devient sourd. Et que plus personne n'entend l'autre murmurer "t'es un moment de coquelicot".
Car l'autre éclaterait de rire. Et refermerait son conquelicot...
Comme si, à cinquante ans, il n'était plus permis de rire de tendresse...