Tout le malheur du monde II

Contrairement à ce que Sidonie pense, je n'étais nullement souffrant lors de mon dernier séjour à l'hôtel Citadelle. Je n'y étais "que" pour toute une longue série d'examens. Tous plus angoissants les uns que les autres. Surtout quand les médecins ne pipent mot, considérant sans doute que vous n'êtes pas intellectuellement apte à comprendre le jargon sorti de leurs grimoires. Je déteste ce genre de médecin qui aggraveront votre mal de tête en vous disant que vous souffrez de céphalée. C'était surtout de ces silences que je souffrais. J'avais tout le loisir de me livrer à mon travail d'ethnologue. C'est ainsi qu'une fois les examens terminés, je me rendais à la Cour des Miracles:

Là, on pouvait entendre tous les malheurs du monde. Plutôt dix fois qu'une. Tant mieux si, paradoxalement, le fait d'en parler éloignait brièvement la douleur. Tant pis s'il faut avoir le coeur bien accroché pour entendre tout cela à longueur de journée.

Une jeune dame parlant autant avec les mains qu'avec la voix, racontait qu'on lui avait enlevé les trompes. Parce que les trompes, disait-elle en mimant des ailes de papillon, ça vole partout dans le corps et ça envoie des germes partout et vous vous retrouvez avec la gangrène dans le ventre. Une jeune maman venait voir son enfant tous les jours depuis qu'il était né. Terrible maladie. La scoliose de l'enfant étant passée de 10 à 90 degrés en une semaine. Il ne marcherait jamais qu'à angle droit s'il marchait un jour. Les larmes de la mère ne voulaient pas couler. Je ne devrais plus fumer, dit-elle, la fumée me pique trop fort dans les yeux. Un jeune homme décharné m raconte que, lundi, on lui a enlevé l'artère de la jambe gauche, puis celle de la jambe droite le lendemain... Je n'ai pas osé lui demander quand on lui enlevait la tête. Angel était devenu paraplégique. Il était content que je lui dise quelques phrases en espagnol. Il était supporter du Barça. L'hôpital, c'est comme dans les trains, les bus, les avions: mieux vaut connaître un rayon sur les sports plutôt que de dire qu'on est en train de lire Socrate que, du reste, je n'ai jamais lu. Ça permet des contacts. 

Il y avait aussi le clan des alcolos du matin. Debout à six heures, quand les portes du pénitencier s'ouvrent pour laisser entrer les infirmières du 6-14. Je bois moins, me dit l'un d'eux en avalant sa troisième boîte d'un demi-litre. Avant, à cette heure-ci, j'en étais déjà à six. Tout est relatif. Ils sont plus chanceux que les fumeurs. L'alcool est en vente libre dans tout l'hôpital. Impossible par contre, d'y trouver le moindre gramme de tabac.

Il y a aussi tous les vieux. Ceux qui n'en ont plus rien à foutre. Les c'est pas à 80 ans que je vais arrêter de fumer... Il y a Maria qui partage sa chambre avec une Alzheimer de nonante ans. Elle n'arrête pas de parler du temps de sa grand)mère, en 1840. Elle ne se tait jamais. Maria est épuisée. Elle se demande si elle ne va pas passer la nuit dans les toilettes pour ne plus entendre la vieille délirer. Demande-lui des nouvelles de Victor Hugo, lui dis-je. Elle rit. Les autres aussi. Car, malgré tout le malheur du monde, il y a des rires aussi tandis que la pluie redouble...

Comments

[Sidonie]

Pardon, de m'être trompée ou de m'être mal exprimée car je n'avais aucune idée préconçue de votre état. Tant mieux si vous n'étiez là "que" pour des examens. Mais l'angoisse tout de même, celle qui suinte des murs de tout hôpital...

Vivante galerie de portraits de personnages dont certains ne tiennent plus à la vie que par un fil ou un verre... Chez nous, pas d'alcool à l'hosto, mais les visiteurs ne sont pas encore fouillés à l'entrée.

La vieille radoteuse de nonante ans me fait frissonner : je me projette et ça me fait peur... C'est pourquoi je vais me taire pendant quelques articles.....

[Michèle]

Il suffit souvent d'écouter et le courant passe. Heureusement, car si je devais ramener ma science en sport, je serais muette à vie... Ce qui ferait des vacances :)