Une femme qui lit
En général, je ne descends plus guère en ville qu'une fois par mois. Le plus souvent pour des raisons administratives ou médicales. À chaque fois, je fais une pause pour prendre un café chez Dino le dinosaure (comme l'appelle ma fille). Cela fait maintenant plusieurs mois que j'y avais remarqué un spectacle qui a tendance à devenir de plus en plus rare. Assise presque toujours à la même place, une femme qui lit.
Une jeune femme mince et longue comme une vie sans chagrin. Les cheveux vers l'auburn, vêtements plutôt classiques avec un zeste recherché, un détail d'anti-conformisme peut-être. Lundi, c'était dentiste, elle était là. Ce matin c'était courses pour la fête des enfants. Elle était encore là en train de fumer une roulée à la terrasse du bistrot. Emmitouflée dans un manteau de laine. Je me suis assis à la table d'à-côté, ayant plus envie d'une pause cigarette que d'une autre café, mais pourquoi pas combiner les deux ?
Elle était là, mais ne lisait pas. J'ai commandé un café au dinosaure. Cela fait presque dix ans que je ne me suis plus adressé à une inconnue. De sorte que j'avais fini par oublier comment on les abordait. Fallait-il dire "Madame" ou "Monsieur"? J'ai contourné le problème en employant le neutre: "Tiens, vous ne lisez pas aujourd'hui"? Elle m'a regardé en souriant : "non, je pense". J'avais aussi oublié qu'une femme était capable de sourire.
Contrairement à ce que mon côté provocateur laisse croire, je suis un homme d'une timidité quasi pathologique et j'avais bien du mal à lui poser une autre question. Je n'allais quand même pas lui demander à quoi elle pensait, ni a faire mon DSK... Je ne sais plus comment, on s'est retrouvés à parler de l'odeur des encres des Bibliothèques vertes ou roses, du toucher du papier, de Flaubert ou à médire sur Amélie Nothomb. Il m'arrive, parfois, d'être très mauvaise langue. Presque autant que Gustave...
Sans doute certaines de mes réponses ont-elles fini par lui faire comprendre que j'étais écrivain. Avouer cela a toujours été une grande honte pour moi. Encore maintenant d'ailleurs. Avant, je répondais que j'étais chômeur et je n'ai pas encore pris l'habitude de dire que j'étais invalide.
Le café était froid et je n'avais pas de quoi en prendre un deuxième. J'ai donc dis à l'inconnue que j'allais rejoindre mon antre. Vous vous appelez Joseph, c'est ça? Oui. Moi, c'est Jessica... Elle a voulu me dire au revoir en m'embrassant. N'exagérons quand même pas. Je lui ai tendu la main. Je suis rentré dans le bistrot pour payer ma consommation. Quand je suis sorti, elle était toujours assise à sa table. Elle lisait...
Marie Laurencin, La lectrice