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Liège, hélas
29 avril 2011

Machine à écrire

Tandis que deux milliards de décérébrés bavent face à l'écran devant une marionnette en robe de mariée, le site Rue89 m'apprend une nouvelle qui me chagrine un peu : située en Inde, la firme Godrej and Boyce devrait fermer définitivement ses portes bientôt. C'était le dernier atelier au monde à encore fabriquer des machines à écrire mécaniques... 

Je ne sais pas pourquoi mon père avait décidé de m'offrir une machine à écrire pour mes dix ans. On m'aurait offert un coffre d'or que cela ne m'aurait pas procuré plus de joie. C'était une petite Remington couleur pervenche qui se refermait à l'aide d'un couvercle gris. Une méthode d'apprentissage du clavier l'accompagnait. Il fallait, par exemple, s'exercer les yeux fermés à écrire trois lignes de "papa" pour entraîner ses auriculaires. Il y avait le bruit de sonnette qui précédait le grincement du retour du chariot. Un bruit qui me semblait magique tout en ayant le don d'énerver ma mère pour qui le silence de la plume Ballon était quand même nettement préférable. À l'époque, l'institutrice interdisait l'usage du bic jusqu'à la dernière année.

J'ignorais alors qu'avant de vendre ses machines par millions dans le monde, Remington était à l'origine un fabricant d'armes. Peut-être n'ignorait-il pas que les mots étaient aussi de redoutables armes. Sous Ceaucescu, tout citoyen roumain achetant une machine devait remettre aux autorités une feuille reprenant tous les caractères de l'instrument. Véritables empreintes digitales, cela permettait de découvrir rapidement l'impudent tenté de publier un texte dissident. Dans Gibier de Potence, Kurt Vonnegut Jr (un de mes écrivains préférés) raconte que, sous l'Allemagne nazie, l'on avait ajouté au clavier une touche spéciale permettant d'écrire en une seule fois les très usitées initiales S.S... Mais peut-être confondait-il avec le ß allemand (comme dans Straße) car je n'ai jamais vu cette anecdote relatée ailleurs. 

Cette petite Remington, je l'ai usée jusqu'à la corde. Je ne m'en suis débarrassé que dix ans plus tard lorsque le rouleau (jamais remplacé) se déchira après avoir perdu sa dernière goutte d'encre. C'est sur elle que j'ai écrit mes premiers "textes". Le Type-Ex n'existait pas encore. Il fallait être vigilant, surtout en fin de page, envers les fautes de frappe sous peine de devoir tout recommencer. Son chariot était trop petit pour recevoir les horribles "stencils" promis aux non moins horribles "stencileuses", imprimantes d'avant le déluge qui permettaient une diffusion plus large. L'offset n'était pas encore vraiment né. 

En un siècle, la machine n'évolua pas beaucoup. Sinon vers la vie de sa vie, quand elle commença à s'électrifier, délaissant la tige rigide pour la boule, pour la marguerite ensuite. Puis se parant d'un écran magique avant de disparaître devant l'ordinateur tout puissant.

Aujourd'hui, nous n'en gardons plus que le clavier, dont on se demande toujours pourquoi il n'est pas en ordre alphabétique ? pourquoi les parenthèses sont aussi éloignées ? ou, petite coquetterie sans doute, une touche est consacrée au "ù" qui, dans notre langue, n'apparaît que dans le mot "où" ? 

Aujourd'hui, l'air de rien, avec la fermeture de cette fabrique indienne, c'est une page d'Histoire humaine qui se tourne définitivement. Sans pourtant émouvoir deux milliards de personnes assistant à une séance de guignol...

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