Mon premier roman
Si, un jour, quelque égaré du cerveau devait s'intéresser à mon travail d'écrivain, il aurait beaucoup de mal. J'ai déjà été contacté par l'Université de Luik pour lui donner mes archives. Alors, ça, plutôt crever, là, hic et nunc, avant même de terminer cette phrase. Ils devront se contenter de ma signature lors de mon inscription.
De toute manière, des archives, je n'en ai pas. Une fois que mes textes sont publiés, la première chose que je fais, c'est de brûler les brouillons, les corrections et tout le saint-frusquin. Ils devront donc se contenter de ma bibliographie dans laquelle j'indique que mon premier recueil s'appelait L'attente (qui, 40 ans avant Johnny). Ce qui est déjà faux, un an auparavant, je m'étais édité un truc fort con qui s'appelait Regards. Un truc débile que j'avais écrit dans l'espoir de me faire bien voir par une petite nana qui ne me voyait pas. Dois-je vous dire que, de ce point de vue là, ce fut un échec sur toute la ligne ?
Mais, en vérité, j'avais quinze ans quand j'ai écrit mon premier "roman". C'était une sorte de porno-fiction puisque, à l'époque, je ne savais pas à quoi ressemblait une femme nue. J'ignorais complètement ce qu'était la turlutte, quand à la sodomie, n'en parlons même pas.
Je l'avais rédigé dans un cahier de brouillon. Ça se passait dans un couvent où des soeurs surveillaient le comportement d'adolescents de mon âge. Elles leur faisaient aussi passer des examens. Bref une broutille. Mas premiers lecteurs furent mes neveux qui s'empressèrent de me demander de leur passer le livre quand je l'aurais terminé ? Ce que je fis. J'allais me rendre compte plus tard, que le cahier avait beaucoup servi. Voici comment.
Un jour, mes neveux arrivèrent à l'improviste avec leurs parents. Aië, ça va être ta fête, me dirent-ils. Je ne comprenais pas. Ma mère m'appela. J'étais à peine entré dans la cuisine qu'elle balança le cahier sur la table. Qu'est-ce que c'est que ça ? Le tribunal était composé de l'impératrice, ma mère, de ma reine-soeur et de son mari le prince consort. J'eus droit à un procès humiliant. On ne dressa pas le pilori sur la places de l'église, mais c'était tout comme. Comment avais-je pu écrire de telles ignominies ? Je devais être un enfant bien pervers pour avoir de telles pensées. J'étais pétrifié et muet. J'étais au bord des larmes, j'avais envie de leur dire: "et quoi, vous n'avez jamais fait ça peut-être"? mais aucun mot ne sortait de mes lèvres. Je redoutais surtout la sanction de ma mère : puisque c'est comme ça, vous irez au pensionnat ! Menace qu'elle aimait répéter comme l'on récite un rosaire.
Le tribunal se retira. Nous n'étions plus que ma mère et moi. La sanction fut plus terrible encore : elle jeta le cahier dans le feu. Je n'étais pas encore écrivain que j'avais déjà droit à mon premier autodafé !
Mais j'avais senti que je les avais dérangés. Que les mots pouvaient déranger. C'est sans doute ce soir-là que je décidai d'être un écrivain. Le plus dérangeant possible.
Mais qu'avait donc besoin ma soeur de fouiller dans les tiroirs ? De lire ? Quelques années plus tard, il m'est arrivé de recevoir l'une ou l'autre lettre d'une impossible amoureuse. Rien d'osé du tout. Quand je me levais, ma mère lancait l'enveloppe sur la table de la cuisine en me demandant qui était cette putain qui m'avait écrit. Certes, on pouvait voir que c'était une graphie féminine. Je pouvais voir aussi que l'enveloppe avait été ouverte à la vapeur... Et c'était, pour moi, pire qu'un viol...