Gamin de lettres
Ça ne vous aidera pas à me retrouver sur la photo de classe. J'avais quatre ou cinq ans et, chose rare, je souris. Et je souris de bonheur. Pas parce que c'est le printemps, mais parce que mon oncle Victor et ma tante Bertha m'ont fait un cadeau rare.
La journée, Victor travaillait aux "Tubes de la Meuse" et, le soir, pour arrondir ses fins de mois pas très rondes, il était cordonnier. La journée, Bertha faisait tout le ménage, tout vraiment tout et se mettait aussi à coudre. C'est Victor qui a fait ma mallete de facteur. C'est Bertha qui a fait le képi. Un vrai, avec du vrai galon et le vrai insigne de la Poste qu'elle avait demandé au facteur. C'était au temps où les facteurs n'avaient pas que dix secondes pour déposer une lettre ou un colis. Au temps où ils venaient prendre une tasse de café ou boire une goutte de peket. On disait "facteur" comme on disait "docteur". Comme Bertha et Victor parlaient wallon, ils vouvoyaient le facteur car tutoyer, en wallon, est une marque de mépris extrême. Et pourquoi donc Bertha voulait-elle du galon et un insigne de la Poste. Oh! c'est po l'gamin? C'est po Jojo, vos l'ârè dimin"... Le "a" de Seraing se prononçait a long, au contraire de celui de Liège qui se prononçait plutôt o long.
Et c'est comme ça que j'ai obtenu mon costume de facteur. Dans la mallette, la "sacoche", il y avait des tonnes de cartes postales anciennes. Kitch et pastel réunis. Je les trouvais très... belles. Naïvement, je disais que c'étaient des cartes du Moyen-Âge... Je le pensais vraiment. J'ai passé des journées, des mois, des saisons à distribuer le courrier dans le jardin que je croyais immense. Il faisait 17 ares, comme disait papa. Mais c'était mon Amazonie.
J'avais quatre ou cinq ans, je n'allais pas à l'école. Et, facteur, j'étais déjà un homme de lettres... Un gamin d'lettres plutôt...