Le belle vie
Même si la bouffe y est dégueulasse (et je suis encore poli), il y a moyen de bien s'amuser à l'hôpital. Il suffit d'être patient et observateur. Et de ne pas trop souffrir, bien entendu. Ce qui était mon cas ces dix derniers jours. Les deux premiers, j'étais, diable sait pourquoi, aux soins intensifs. Là, j'y retrouve mon infirmière de nuit, la cinquantaine, vieille école. Ah, mais je vous reconnais, monsieur. En avril, vous n'étiez pas très bien. C'est le moins que l'on puisse dire. J'ai décidé de vous emmerder cette fois. Elle sourit. C' n'est pas votre genre, monsieur. Bon, c'est raté, ma réputation de patient angélique... Une autre infirmière vient m'éveiller le matin. Et la petite? Elle a toujours sa valise de médecin? Oui. Elle revient dix minutes plus tard. Avec deux bonnets d'infirmière et... un stéthoscope!!! Les bonnets, c'est rien, mais le stéthoscope, vous ne savez pas qui vous l'a donné. C'est Elise qui va être contente.
Jour trois, je suis transféré en diabétologie. Là, je connais tout le monde. En général, sympa. À l'exception d'une vieille vache obèse plus mal rasée qu'une truie-épic et d'un infirmier qui, s'il avait choisi le métier des armes, aurait pu terminer caporal-chef de carrière. Les autres, ça va.
Jour trois toujours. Une vieille Polonaise, amante d'Alzheimer se réveille en hurlant. On lui a volé son alliance. Juste après le passage de la femme d'ouvrage. Résultat, on convoque la dite femme d'ouvrage. Presque en larmes. Madame, dit-elle, je suis une dame honnête et, en plus, je suis mariée, je n'ai jamais volé votre alliance. Je comprends le désarroi de la jeune dame. En même temps, je me pose la question: qui a-t-il de plus malhonnête que le mariage? Nombre d'hommes divorcés me comprendront. Si quelqu'un connaît une seule femme divorcée condamnée à payer une pension alimentaire à son ex-mari, qu'il me fasse signe.
La vieille Polonaise n'en démord pas. En réalité, après soixante ans de mariage et autant de haines diverses, elle a balancé son alliance dans le vide sans jamais osé dire à son mari qu'elle l'avait toujours détesté. En attendant, le matin, le midi et le soir, elle psalmodie à haute voix dix Je vous salue Marie...
Soir trois. Je prends un café sur une terrasse. L'endroit est rempli de guêpes. J'entends une voix; Joseph! Je lève la tête. Je ne le reconnais pas tout de suite, le Van Gogh. Maigre comme un barbelé hirsute. Il porte le même tablier pénitentiaire que moi, une loque posée sur le corps et qu'il est impossible d'attacher seul. Mon vieil ami Daniel Fourneau, alias Dafou. Un des meilleurs peintres liégeois. Trente ans que je le connais, trente ans que je me demande comment il vit encore. Il a l'avant-bras cassé. Quelques jours auparavant, il a voulu se rendre à une fête. Au bout du pont, il y avait un arbre, je me suis dit que c'était un raccourci. J'ai pris l'arbre, mais il a glissé. J'adore sa mauvaise foi. Bon, ce sont les rochers sous l'arbre qui ont "amorti" sa chute. Il me dit qu'il passe son temps à faire des croquis dans le hall d'entrée. Le lendemain, je vais voir. Pas de Dafou. Je monte pour le voir dans sa chambre. Le médecin me dit qu'il est rentré. Pourquoi? Vous ne vouliez plus le voir? Le médecin sourit.
Jour quatre. Une famille au bistrot de l'hôpital. La gamine, quatre ou cinq ans qui dit à sa mère: "hein, qu'est-ce que tu dis"? La mère, cinglante: hein? est-ce qu'on dit hein à sa mère? On doit dire "quoi"? C'est plus poli...
Jour cinq. Elle me demande une cigarette. Elle me raconte un peu de sa vie. Elle a accouché prématurément cinq jours plus tôt. Elle ne peut pas dormir dans la même chambre que sa fille. Elle m'en montre une photo sur son téléphone. La mère porte une robe orange et légère qui lui dévoile la moitié de sa poitrine. Mais ce ne sont pas ses seins qu'elle désire montrer. Elle semble particulièrement fière des deux tatouages en forme d'empreinte de chien qui ornent sa gorge.
Jour cinq. Une maman africaine avec ses trois enfants qui se suivent comme les grains d'un chapelet. Elle court. L'autobus est là. Elle fait un signe au chauffeur. Le chauffeur s'arrête. Ouvre la porte et lui dit: "l'heure, c'est l'heure, vous n'aviez qu'à être là avant". Le chauffeur s'en va.
J'ai obtenu une permission pour le week-end. L'hôpital me manque. Et tous ses malheurs du monde...