Un dimanche de Doyenne
Chaque année, ça commence comme cela. Un peu avant dix heures, le dimanche matin. Si le vent le permet, on entend comme une rumeur venant de la place Saint-Lambert. On ne comprend rien aux paroles sorties des hauts-parleurs. On ne comprend rien, mais on devine.
En fait, ça commence dès le jeudi précédant ce dimanche. Sur les routes, on voit des anonymes caparaçonnés d'ors, de couleurs brillantes. Les mêmes que leur chevalier préféré. Ils ne sont plus anonymes. Ils sont leur chevalier. Ils vont plus vite que lui. Ils ont plus de résistance, plus de courage, plus de bravoure.
J'ai été comme cela, lorsque j'avais dix ans, sans ors, sans couleurs criardes, sans aucune autre monture qu'un petit vélo bleu plus proche de l'âne moribond que du fier destrier. Je n'ai jamais compris pourquoi, les "journalistes sportifs", ces cons, firent d'Eddy Merckx le plus grand champion cycliste de tous les temps. Il est vrai que j'étais tellement léger, tellement rapide, qu'ils ne virent jamais que, à chaque course, je le devançais nettement au sprint ou le laissais seul dans sa solitude idiote et douloureuse de grand champion. C'était lui qui souffrait tandis que je le laissais sur place en sifflotant ou en me grattant le nez.
Peu avant seize heures, on entend les premiers bruits des pales de l'hélicoptère. Si on est dans son jardin, on a compris que les survivants arrivaient doucement au-dessus du Sart-Tilman. On a compris qu'ils allaient bientôt plonger vers la Meuse. Vers le stade peint en rouge, voisin des usines agonisantes. Vers ce temple que les "journalistes sportifs", ces cons, appellent "l'enfer rouche de Sclessin". L'hélicoptère est à présent au-dessus de ma tête, au-dessus du jardin. Les survivants longent le squelette des usines, le terril n'existe plus, ils tournent à droite. C'est une dernière côte, la vraie dernière ne comptant presque pas. Les survivants entrent dans la Little Italy liégeoise. Parfois, pas toutes les années, le vent m'apporte les clameurs. On sait dire alors si le coursier de tête vient de la péninsule. Ce n'était pas le cas cette année. Mais, malgré tout, la foule crie. Encourage. Il reste le boulevard Kleyer, non loin de chez moi, le plateau de Saint-Nicolas, la grimpette vers Ans. Le dernier virage. La ligne blanche tracée la veille.
Une nymphette banale remet le trophée au vainqueur. Les deux premiers perdants auront droit à un bouquet plus petit, à un baiser donné par une jupe black toute vêtue de blanc et minijupée au ras du continent.
Sur le podium aussi, un sinistre politicien siliconé d'un sourire vermifuge censé lui apporter des voix. Un pâle et veule personnage qui, en une simple seconde, assassine toute enfance...
Mais, bien entendu, comme chaque année, ce fut la plus belle et la plus historique des Doyennes...
Du moins si j'en crois les "journalistes sportifs". Ces cons...